Une niche 2 : comme un problème social

Pourtant producteurs d’une matière indispensable à tout un système, les photographes du spectacle vivant sont confrontés à une précarité massive. Pourquoi ?

En sortant d’une séance photo durant laquelle, aux côtés de ses nombreux collègues, il a donné le meilleur de son art, le ou la photographe de spectacle sait qu’il ne dispose que d’un temps réduit pour vendre ses images. Aussi réussies qu’elles puissent être, ses photos de cette saison ne lui serviront pas beaucoup la saison prochaine. Un spectacle chasse l’autre, c’est dans la nature des arts vivants, mais c’est encore plus vrai en France : notre pays se distingue chaque année par une quantité de nouvelles créations sans aucun équivalent à travers le monde, mais, également, par un nombre moyen de représentations par spectacle d’une aberrante faiblesse (1).

Adieu la presse

Vendre vite, donc, mais à qui ? Déjà mal en point, tributaire d’un lectorat vieillissant et de ressources publicitaires toujours plus rares, la presse écrite mit les deux genoux à terre lorsque survint internet, accélérant la précarisation de tous les métiers de la chaine de production. Les années qui suivirent virent le naufrage, dans des conditions parfois peu glorieuses, des principales agences photographiques, parmi lesquelles Gamma, Sygma et toutes leurs filiales, et, en ce qui concerne le spectacle, de l’agence Enguerand, jadis quasi-monopolistique. Avec leurs pratiques sociales parfois discutables, les agences historiques, peuplées de grand·e·s professionnel·le·s de la vente d’image, n’en constituaient pas moins une relative garantie pour les photographes, désormais livrés au marché dans sa version la plus brutale. À l’heure actuelle, seule une poignée de titres nationaux rémunèrent les images dans des conditions pouvant être considérées comme décentes (2), tandis que la monnaie de compte pour les photos publiées légalement sur internet est le centime d’euro. 

Pour le reste, c’est à dire face au nombre colossal d’images diffusées illégalement chaque jour sur les réseaux sociaux, les photographes, comme tous les autres auteurs et autrices d’œuvres de l’esprit, n’ont que leurs yeux pour pleurer, et l’espoir que les prochains développements de l’intelligence artificielle leur offrent enfin des outils pour faire cesser le pillage de leurs droits.

Cours moi après, que je t’exploite

Les producteurs et les diffuseurs de spectacles, quand à eux, en dépit d’une utilisation intensive d’images dans leur communication (affiches, programmes de saison, dossiers de presse et de présentation, sites internet, réseaux sociaux, bannières, expositions, rapports), ne sont, ou ne se jugent, en général pas suffisamment dotés pour passer des commandes auprès d’un ou d’une photographe professionnel·le. À l’exception de quelques grandes institutions, seules en mesure de s’engager dans une collaboration à long terme, compagnies, théâtres et festivals ont tout intérêt, en bonne logique marchande, à faire jouer la concurrence, lors de séances photos réunissant autant de professionnel·le·s que possible, sans aucun engagement à leur égard. Le ou la responsable de la communication n’a plus alors qu’à négocier à la baisse l’achat de quelques photos de son spectacle, choisies parmi les centaines qui lui seront proposées, réalisées intégralement aux frais de photographes trop conten·te·s d’être là. Elles seront mises gratuitement à disposition de la presse, annihilant ainsi l’essentiel des perspectives de rémunération de ceux et celles dont le travail n’aura pas été retenu. 

Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que la majorité des membres de la profession, agents hautement qualifiés au service du spectacle vivant, se contente, au mieux, de niveaux de rémunération équivalents au RMI et d’une couverture sociale minimaliste. Une situation d’autant plus questionnable au sein d’une filière, le spectacle vivant, dans laquelle, en France, pratiquement toute activité professionnelle bénéficie directement ou indirectement d’argent public, et dont l’ensemble des métiers est strictement encadrée par une convention collective garantissant salaires, protection sociale, indemnités chômage, droits à la formation, congés payés et remboursement des frais professionnels. Contrairement même à leurs collègues opérant dans le cinéma, la télévision, les industries musicales, tous en mesure d’être reconnus comme techniciens intermittents du spectacle, les photographes de théâtre n’ont d’autre choix que de travailler en indépendant·e·s, assumant, à la grande satisfaction de leurs clients, l’ensemble des risques et des charges. 

Very poor lonesome cowboy

Pourtant logique, l’inscription des photographes du spectacle vivant travaillant directement pour des compagnies, des théâtres, ou des festivals dans l’annexe 8, le règlement de l’Assurance chômage définissant la liste officielle des métiers du spectacle est loin d’être acquise. D’une part parce qu’on imagine mal partenaires sociaux et pouvoirs publics déborder d’enthousiasme à l’idée d’ajouter de nouveaux bénéficiaires à un régime des intermittents déjà lourdement déficitaire. D’autre part parce qu’une telle avancée supposerait en premier lieu, de la part des photographes eux-mêmes, le renoncement à une culture fondamentalement individualiste, et une capacité à se doter d’institutions représentatives suffisamment puissantes pour parvenir à une amélioration de leur statut.

Un prochain post nous entraînera en Allemagne, où nous nous interrogerons avec hardiesse sur les vertus du salariat.


1 : On trouvera un exemple frappant dans l’étude publiée par l’ONDA sur la diffusion de la danse entre 2011 et 2017. Pour environ 700 nouvelles œuvres chorégraphiques déclarées chaque année au répertoire de la SACD, « le nombre moyen de représentations par spectacle a été d’environ 5,2 par an, la médiane oscillant entre 2 et 3. Sur la période totale des cinq ans, la moyenne se situe à 8,9 représentations par spectacle et la médiane à 4 ». Le Syndicat National des Entreprises Artistiques et Culturelles vient également poser la question du « Toujours plus », en référence aux impératifs de réduction de l’impact écologique du spectacle vivant. 2 : Cela n’a, en particulier, jamais été le cas de Libération, qui peut, à bon compte, proclamer haut et fort son « amour de la photo » à l’occasion de sa rétrospective aux Rencontres d’Arles.
 Cet article se base sur le contexte français tel que je le connais. Je serais très heureux d’en apprendre plus sur les réalités dans d’autres pays, et d’engager une réflexion plus large


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